J’ai retrouvé il y a quelques jours dans une étagère de la maison de mes parents un guide sur Tokyo datant de 1995. Je l’avais acheté pour mon premier voyage au Japon, à l’été 1998, il y a exactement 10 ans, alors jeune étudiant. Depuis, à l’exception d’une seule année, je suis toujours retourné dans le pays. J’y ai travaillé trois ans, et j’ai maintenant des attaches personnelles dans le pays. Une décennie est un bel intervalle de temps, le cinquième d’une vie adulte. Le monde et le Japon ont certainement changé, moins sans doute qu’on ne l’imagine. Surtout, mon regard sur le pays a beaucoup évolué.

L’année 1998 restera celle du match de football parfait, et sans doute la seule occasion depuis la libération de voir les français heureux sans arrières pensées. L’affaire Lewinsky battait son plein, heureuse époque où l’on ne reprochait au président des Etats-Unis qu’une gaterie incongrue avec une stagiaire. La crise financière se propageait depuis son berceau russe et asiatique. Les cause ont maintenant changé, mais ces soubresauts boursiers sont toujours d’actualité. L’inévitable ascencion économique des grands pays émergents s’est poursuivie: La Chine sera troisième économie mondiale cette année, alors qu’elle n’était que septième il y a 10 ans.

Le plus grand changement de la vie quotidienne m’est apparu en cherchant les photographies illustrant ce récit. Le numérique n'existait pas à l'époque: j’ai eu dans les mains lors de mes premiers voyagesun prototype d’appareil photo numérique offrant une résolution à peine suffisante pour des tirages petit formats. Aujourd’hui, la photographie numérique règne en maître : il est difficile d’acheter un appareil argentique. Les nostalgiques pensent peut-être à raison que les couleurs étaient plus belles alors. Le lecteur pourra en juger en comparant cet article illustré d’argentique au reste du blog illustré de numérique. Toutefois, les clichés quittaient rarement leurs encombrantes boites, alors que l’ordinateur permet une diffusion immédiate et gratuite des photographies électroniques. Les entreprises ont du s’adapter, comme cette célèbre chaîne française de magasins de photos qui fait maintenant la part belle au téléphone portable, et réserve un coin du magasin, ou parfois la cave, au tirage photographique.
N’en déplaise aux révolutionnaires de l’innovation, la photographie, complètement bouleversée en 10 ans, est un exemple rare d’évolution rapide. L’aviation a poursuivi sa lente évolution, avec des prix stables sur la période. L’aller-retour le mois chersur vol direct coûte entre 900 et 1000 Euros, soit légèrement plus qu’il y a dix ans : j’ai acheté un billet autour de 5500 francs, soit 833 Euros sur ANA (全日空) en 1998. Le comfort de vol s’est évidemment amélioré avec l’apparition des A330/340 et B777, et le développement des distractions en vol : les 747 de l’époque se contentaient parfois d’un écouter « stéthoscope » et d’une unique télévision au plafond. Le temps de vol n’a par contre pas changé.

De nombreux services Internet existaient déjà lors de mon premier voyage au Japon : l’e-mail, les forums, on disait alors newsgroup, et le web, beaucoup plus confidentiel. Il était alors le domaine des universitaires et des geeks ; la plupart des sites se distinguaient par leur affreux mauvais goût avec leurs polices mal choisies, leurs fonds à motifs et leurs animations inutiles. Le web est maintenant grand public et la présentation s’est beaucoup améliorée, peut-être une conséquence de sa féminisation. Le plus grand changement est probablement Google, le célèbre moteur de recherche (et hébergeur de ce site), qui venait juste d’être fondé l'année de mon premier séjour au Japon. En offrant une recherche efficace sur Internet, il a permis de mettre en relation directe les millions d’anonymes qui y contribuent. J’ai ainsi trouvé un peu par hasard un fil du site Ni-Channel traitant spécifiquement, et de façon peu complaisante, du projet sur lequel je travaillais au Japon. Cette puissance de recherche a encouragé le développement de forums et de sites personnels publiant gratuitement une information souvent de qualité. C’est une aide précieuse pour le voyageur : Un périple se préparait autrefois avec le guide, et les souvenirs de voyages de ses proches : il fallait être chanceux pour trouver des informations utiles sur une destination précise si elle ne faisait pas partie des grands sites touristiques. Aujourd’hui, n’importe quelle question peut être traitée de façon compétente sur un forum, et sur n’importe quel sujet, il existe certainement, en plus de Wikipedia, quelques sites ou blogs apportant des informations utiles, facilement accessibles par google.
Internet permet aussi aux expatriés d’avoir les nouvelles locales. Quand j’étais expatrié il y a trois ans, je visionnais ainsi les entraînements de mon club de football favori, et j’échappais à mes soucis de cadre au Japon en regardant les exploits de Juninho, Fred et Tiago (joueurs phares de l’Olympique Lyonnais ce cette époque). Lors de mon premier séjour, il était probablement déjà possible de trouver les résultats du football sur Internet mais c’était beaucoup plus difficile : je me souviens très bien m’être informé de l’actualité française en lisant debout les quotidiens français, et surtout, pour être honnête l’Equipe. Lire debout se dit "Tachiyomi" (立ち読み) en japonais, c'est une pratique courante et tolérée. Internet moderne, c’est aussi le téléphone gratuit international. Quelques heures de conversation avec sa famille après une semaine difficile au Japon peuvent vraiment aider à garder un équilibre.

A la fin des années 90. L’on vendait encore les PC9800, un micro-ordinateur développé par NEC, similaire au PC mais utilisant une architecture différente et des logiciels aussi distincts, avec, pour être honnête, quelques améliorations bien utiles sur la norme d’IBM. C’était sans doute un des derniers vestiges de l’époque expansioniste où le Japon pensait pouvoir tout fabriquer lui-même. Cette euphorie s’est arrêtée avec l’éclatement de la bulle en 1989. en Pourtant, en 1998, le pays était encore dans sa « décennie perdue », et l’ambiance était morose. Après avoir clamé durant les années 80 qu’il allait tout conquérir, nos intellectuels voyaient maintenant dans le Japon un malade en phase terminale, avec les tentes de sans-abris dans les parcs comme signes annonciateurs des favellas du 21ème siècle. 10 ans après, le pays est redevenu, un pays développé « banal » au pouvoir d’achat comparable aux grands pays européens tout en gardant sa culture des affaires bien distinctes. D’un côté du spectre économique, Toyota est peut-être le meilleur constructeur automobile mondial, et le secteur manufacturier japonais reste très performant : Casio, Nikon, Yamaha et Sony, pour ne citer que des exemples grands publics, sont toujours des références. De l’autre côté du spectre, certains métiers financiers sur la place de Tokyo sont entièrement assurés par des banques étrangères sans aucun acteur local. Ces dernières années ont confirmé une reprise de l’économie : il est plus facile pour les jeunes de trouver du travail, et les tentes de sans-abris sont moins nombreuses.

Les grandes villes japonaises ont beaucoup évolué durant ces dix ans. La préfecture de Tokyo (東京都, 12 millions d’habitants) a ainsi construit plus de 80 kilomètres de lignes de chemin de fer entièrement nouvelles et souvent souterraines (*). En comparaison, la région parisienne (10 millions d’habitants) n’a vu que la mise en service de 30 kilomètres de lignes (**), et ce chiffre est flatteur car plus de la moitié est constitué de tramways, construits en partiesur des voies existantes. Les nouveaux immeubles se sont multipliés aussi à Tokyo, avec en particulier un nombre important de tours comprenant un complexe bureau, un hôtel et un centre commercial. Les dix dernières années ont ainsi vu les projets majeurs des Roppongi Hills (Roppongi), de Tokyo Mid-Town(Akasaka), et des Maru-Biru (Marunouchi), ainsi que du quartier de Shiodome près de Shinbashi (13 tours en tout). Dans le même temps, la Défense a vu une dizaine de tours beaucoup plus petites se rajouter (68.000 m2 pour la Tour Granite à la Défense contre 380.000 pour les Roppongi Hills). Tokyo est, beaucoup plus que Paris, une ville encore vivante dont les infrastructures s’améliorent sans cesse. Les habitations sont de plus en plus grandes et les transports en communs de moins en moins bondés. J’ai ainsi été très surpris d’apprendre que le logement moyen à Tokyo est plus spacieux que celui de Paris. Evidemment, ces grands projets nécessitent des financements lourds et ont certainement une part de responsabilité dans l’endettement du Japon. L’immobilier perd aussi très vite sa valeur à Tokyo, un drame pour les ménages de la classe moyenne habitant en ville qui ne peuvent se constituer, génération après génération, de patrimoine significatif : l’appartement acheté par le jeune couple n’a plus aucune valeur quand la retraite commence.

Lorsque je suis arrivé au Japon, j’étais d’abord fasciné par une image idéale du pays traditionnel, rempli de Bushido (武士道, code de l'honneur traditionnel japonais), de temples en bois et de jardins zens. Plein d’enthousiasme, j’ai même lu l’intégralité du « Genji Monogatari », le premier roman japonais qui comporte pourtant quelques longeurs, et j’allais jusqu’à suivre à la télévision les séries « en habit » dont je ne comprenais pourtant a peu près rien car l’atmosphère me plaisait. Je considérais la cuisine occidentale japonisée, des Tonkatsus (豚カツ) au Omurice (オムライス) comme une trahison. Il m’a fallu un peu de temps pour autoriser le Japon à être moderne. Si la plupart des passionnés abordent le pays par les « Mangas », ces bandes dessinées japonaises aux thèmes très variés, le résultat est à peu près le même : avant de partir, on idéalise à distance un seul aspect de la vie japonaise, et l’on cherche ensuite pendant son premier voyage à plaquer la réalité du pays sur les fantasmes imaginés. Il faut un certain temps pour s’apercevoir que le Japon est une société complète, qui comprend aussi ses universitaires à la veste rapée, ses surfeurs bronzés, et ses retraités sans histoire.

Lors de mes premiers séjours, j’ai d’abord été complètement fasciné, j’admirais tout dans le pays, allant jusqu’à trouver un sens philosophique ou une esthétique cachée à la moindre publicité pour un dentifrice. J’étais persuadé d’avoir trouvé un eldorado de respect et d’harmonie, où j’allais sûrement m’installer et faire ma vie. Cela a probablement duré un an et le temps de deux voyage. Mes rêves d’intégration facile se sont brisés devant la réalité d’un pays qui offre peu d’opportunités aux jeunes étrangers ambitieux, surtout ceux qui ne parlent pas un japonais courant. Je ne blâme personne pour cela, car l’intégration de « gaijins » (外人) dans les entreprises est souvent difficile, et ceux-ci ne sont pas toujours prêt à s’adapter aux spécificités du pays. Pendant les quelques années suivantes, mon opinion pour le Japon a beaucoup baissé, ce mépris étant largement alimenté par une presse anglo-saxonne qui n’est pas tendre avec le pays. Je pensais presque que par le fait d’avoir la peau blanche et d’avoir échappé au système éducatif japonais, j’étais capable, du haut de mes 25 ans, de résoudre tous les problèmes du pays, des petits soucis de digestion causés par le manque de légumes dans l’alimentation aux créances douteuses des banques. Cela peut sembler naïf, mais c’était et c’est toujours le comportement de nombreux expatriés que je cotoie. Je pense maintenant avoir une relation plus équilibrée avec le pays : il y a deux ans, alors que ma carrière d’expatrié à Tokyo était dans une impasse et ma frustration au plus haut, j’ai décidé de revenir en Europe pour ne retourner au Japon que si les circonstances étaient favorables. J’ai aussi abandonné mes espoir d’intégration: même quand je retourne en extrême-orient, je ne cherche plus à me comporter en parfait japonais, mais je garde ma personnalité européenne. Je suis ainsi mieux accepté, et cela m’a aussi beaucoup aide à voir le Japon avec plus de recul. Depuis que j’ai renoncé à mon intégration, je pense avoir ainsi échappé à la paranoia, courante chez les résidents étrangers, qui voient du racisme et de la discrimination au moindre regard de travers dans le train.
Dans un domaine plus plaisant, mon opinion sur les jeunes femmes japonaises a aussi changé : dans les premiers temps, je trouvais toutes ces demoiselles absolument ravissantes et extraordinaires. Cet émerveillement était sans doute dû à mon enthousiasme général pour le pays, mais j’étais aussi très impressionné par le soin que les jeunes japonaises portent à leur toilette et à leur maquillage. Avec le temps, je me suis habitué à l’habileté de ces jeunes filles, et je suis maintenant de l’avis, entendu plusieurs fois, que Tokyo et Paris sont des villes de « niveau » assez comparable et plutôt haut, avec peut-être un léger avantage aux parisiennes pour leur allure. Je prie mes lectrices féminines de m’excuser de ne pas pouvoir porter de jugement sur l’élégance des jeunes japonais : le seul témoignage que je possède est celui d’une amie européenne qui trouvait beaucoup de choses à dire sur la tenue de ces messieurs lors de son arrivée au Japon mais a failli tout plaquer quelques mois après pour une relation pourtant mal engagée avec un homme du pays : je ne sais comment l’interprêter.

Le temps au Japon m'a certainement fait changé. Je suis maintenant capable de participer à la plupart des conversations en japonais. Par contre, parler le japonais ne veut pas dire le lire. Ayant été occuppé par mes obligations professionnelles, je n’ai pas consacré suffisament de temps à l’étude des kanjis, ou caractères chinois, lire un article de journal me demande donc toujours un effort infini. J’ai pu par contre apprécié la gastronomie et les arts traditionnels de ce pays qui les a peut-être mieux préservé que d’autres : le Japon a certainement contribué à affiner mon goût pour la gastronomie et les belles choses. Un séjour prolongé rend également plus exigeant sur la qualité du service : il m’arrive plus souvent de montrer mon énervement en Europe quand j’estime être mal traité. Tokyo est au centre d’une métropole dynamique de 30 millions d’habitants. Si j’apprécie le charme des villes française, je les trouve, même Paris, parfois bien mornes en comparaison : il faut bien choisir son quartier en France pour avoir des rues animées un dimanche en fin de journée. Si la France cultive les activités et les services subventionnés, tout est payant au Japon, souvent facturé au prix de revient réel : les études, la santé, les transports en commun, la culture, l’eau, et l’électricité ou les loisirs culturels et sportifs. Payer permet d’apprécier les choses à leur vrai valeur : mon séjour au Japon m’a permis de mieux apprécier les petits plaisirs de la vie quotidienne.
Le séjour dans un grand pays asiatique n’ayant aucun lien historique avec l’Europe est un excellent vaccin contre le racisme et l’ethnocentrisme : on peut avoir une peau de couleur, ne pas connaître le christianisme, ni la culture greco-romaine et être cultivé et moderne : cela semble évident pour qui connaît l’histoire du monde, mais je constate parfois que tout le monde n’a pas cette opinion. J’ai travaillé plusieurs mois dans une ambiance tendue entre occidentaux et japonais. Cette leçon grandeur nature sur la difficulté de travailler sans froisser les susceptibilités nationales m’a incité à être plus prudent dans certaines situations, avec succès pour l’instant.
Si je dois dresser un bilan, je suis très content de ces dix ans de Japon à dose raisonnable. J’ai essayé d’en faire un compte-rendu réaliste et intéressant qui pourra peut-être donner quelques repères à ceux qui se lanceront aussi à la découverte du pays.
Vous pouvez continuer votre lecture par cette plongée dans la banlieue japonaise.
Informations complémentaires
(*) Répartition des 80 kilomètres de nouvelles voies mises en service de 1998 à 2008 à Tokyo (Préfecture de Tokyo uniquement):
(**) Répartition des 30 kilomètres de nouvelles voies mises en service de 1998 à 2008 en région parisienne:
(*) Répartition des 80 kilomètres de nouvelles voies mises en service de 1998 à 2008 à Tokyo (Préfecture de Tokyo uniquement):
- moitié sud de la Nanboku line (de yotsuya à Meguro, soit 8 kilomètres)
- Prolongation de la Mita line de Mita à Meguro (4 kilomètres
- mise en service de la ligne Fukutoshin d’Ikebukuro à Shibuya (9.9 kilomètres
- mise en service de la ligne Nippori-Toneri liner (9.9 kilomètres de voie surélevée)
- mise en service de la ligne Ooedo (de Nerima à Tocho-mae), soit 40.9 kilomètres
- mise en service de la nouvelle ligne Tsukuba Express (15 kilomètres dans la préfecture de Tokyo)
(**) Répartition des 30 kilomètres de nouvelles voies mises en service de 1998 à 2008 en région parisienne:
- la ligne 14 (7.5 kilomètres) de Madeleine à Bibliothèque
- prolongation mineure de la ligne 13 (Gabriel Péri aux Courtilles, soit 2 km)
- mise en service du RER E (nouvelles voies de Hausmann Saint-Lazare à la Gare de l’Est (environ 5 kilomètres)
- mise en place du tramway T3 (7.9 Kilomètres), ainsi que celle du tramway T4 sur des voies existantes (7.9 kilomètres)
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