dimanche 1 juin 2008

Les trains privés de Tokyo

Des millions d'urbanistes en herbe ont passé des jours entiers sur le jeu américain « SimCity », dans la peau d'un maire. Il s'agit de taxer raisonnablement les habitants, et de développer de façon intelligente et harmonieuse sa ville en dépensant l'argent public. Le jeu équivalent au Japon s'appelle « A-Train », mais celui-ci vous met dans la peau d’un président de compagnie privée de chemin de fer. Il faut alors construire des lignes de train, et spéculer sur les terrains proches de la gare, en y construisant immeubles, hôtels, centres commerciaux et même parcs d'attraction. C'est une excellente métaphore du rôle majeur des entreprises de chemin de fer dans l'urbanisme japonais. Le résultat est une banlieue hétéroclite, mais très pratique et vivante. Nous partons donc dans le sud-ouest de Tokyo, au royaume de la « Tokyu » pour une leçon impressionnante d'urbanisme privé.

Keita Kobayashi, un provincial brillant, fut reçu à la prestigieuse université de Tokyo. Il y fit la connaissance de Takaaki Kato, un homme politique, futur premier ministre, qui le prit sous sa protection. Il fit carrière une quinzaine d'années dans la fonction publique, et fut nommé directeur de la compagnie de chemin de fer de Musashi, alors en difficulté. Il la redressa, et mit en service entre 1922 et 1938 les quatres lignes mineures du réseau sur ses fonds propres en banlieue proche de Tokyo:
  • ligne d'Oimachi entre Futago-tamagawa et Oimachi : 10.4 km ;
  • ligne d’Ikegami entre Gotanda et Kamata : 10.1 km ;
  • ligne Meguro entre Meguro et musashi-kosugi : 9.1 km ;
  • ligne de Tamagawa entre Tamagawa et Kamata : 5.6 km ;

A la suite d'une politique dynamique d'acquisitions, la compagnie changea en « Tokyu » et prit la possession des deux lignes majeures :
  • Toyoko entre Tokyo et Yokohama en 1939 : 24.2 km;
  • Une partie de la ligne Den-enToshi entre Shibuya et Futago-Tamagawa en 1942, prolongée après guerre jusqu'à Chuo-Rinkan (31.5 kms)
Durant la guerre, le fondateur acquit toutes les lignes de train privées de l'ouest de Tokyo, et construisit une partie du métro de Tokyo, mais le groupe fut dépecé à la fin de la guerre par les américains, et ne conserva que les six lignes ci-dessus.
La compagnie fut un moteur de l'urbanisme d'après-guerre. Elle participa au développement de la ville nouvelle la plus importante du Japon, la « Tama Den-en Toshi » en 1953. 20.000 personnes vivaient à l’époque dans la zone entre Mizunokochi et Chuo Rinkan. Le groupe construisit la ligne de chemin de fer, et se rétribua sur le développement de la zone. 550.000 personnes habitent maintenant dans cette ville nouvelle, qui a une très bonne réputation. Cette opération resta unique dans l’histoire du Japon.
Les travaux n'ont pas cessé après la guerre, et le réseau est régulièrement amélioré. Trois lignes de la Tokyu sont connectées au métro, ce qui permet d'avoir des trains directs fort pratiques depuis les stations de banlieue jusqu'à la plupart des quartiers du centre ville. La compagnie travaille actuellement à deux nouvelles interconnections, et à l'augmentation de la capacité sur un tronçon très fréquenté. Les travaux sont en partie subventionnés par l'état depuis les années 1970, en particulier le rehaussement des voies, qui contribue à la sécurité du trafic.
Dès avant guerre, le fondateur eu l'idée brillante de construire un grand magasin dans sa gare de terminus à Shibuya. Le magasin Tokyu fut ainsi fondé dès 1937. Il comprend en particulier le célèbre « Tokyu Food show », un étage spécialisé dans l'alimentation très bien achalandé. Le groupe est aussi le créateur de deux magasins très populaires : le « Tokyu Hands », un magasin unique de bricolage et de vie pratique, et « book-off », une chaîne de livre d'occasions.
L'entreprise a aussi développé aussi de grands projets immobiliers autour de ses gares : par exemple la Carrot Tower à Sangenjaya. Elle est propriétaire de plusieurs chaînes d'hôtels au Japon et à l'étranger, et a fondé une compagnie aérienne intérieure, la « Japan Air System ». Elle est également le constructeur de la ligne de train touristique « Izukyu » sur la péninsule d'Izu qui offre un accès confortable à une des plus belles zones touristiques des environs de Tokyo. En utilisant l'infrastructure des voies ferrées, Elle développa aussi une compagnie de câble desservant un millions de foyers autour des lignes de chemin de fer. Elle est aussi créateur et propriétaire d'une grande agence de publicité. En plus d'investir dans le développement de sa banlieue, l'entreprise est un des moteur de l'économie japonaise.
La vie en banlieue s'organise autour du train. C'est d'abord le mode de transport privilégié pour se rendre au travail, ce qui est rendu très pratique par les interconnections avec le métro. Les rames sont propres, sûres et climatisées, le réseau bénéficie de toute l'attention de la compagnie pour être exploités au mieux. Il est aussi de moins en moins bondé en heure de pointe grâce aux extensions de capacité. La voiture individuelle a la portion congrue : les avenues sont rares, il n'y a pas de stationnement dans la rue, et les autoroutes urbaines sont payantes.
Pour les sorties, la première étape est la gare proche du domicile (une trentaine sur la ligne Toyoko). on y trouve des commerces, des restaurants, et un supermarché, souvent propriété de la Tokyu. Les commerces sont ouverts tard, parfois jusqu'à 22h, ce qui permet de faire ses courses en rentrant du travail. Toutes les gares disposent d'une station de taxi, ainsi que d'un garage à vélo sécurisé pour les résidents qui habitent à 10 ou 20 minutes. A proximité se trouvent des routes étroites presque piétonnes remplies de petites boutiques où les voitures sont rares. La plupart des immeubles de banlieue se trouvent à proximité des gares, où le loyer est légèrement plus élevé.
Si l'on souhaite plus de choix que la gare du quartier, on privilégie les destinations accessibles par le réseau local, plus rapides d'accès et moins chères, d'autant que l'on peut parfois utiliser l'abonnement de point à point payé par l'entreprise. Les gares de correspondance de se sont ainsi développées en villes chic avec la bénédiction active de la compagnie: Jiyugaoka, Futago-tamagawa, Sangenjaya et naka-meguro rassemblent grands magasins, boutiques branchées et de nombreux restaurants. Elles sont un but proche d'excursion le week-end, accessibles de n'importe quel autre gare en quelques minutes.
Tous les réseaux privés disposent également d'espaces verts et touristiques sur leur ligne. La Tokyu ne donne accès qu'aux espaces verts sur les bords de la Tamagawa, à la banlieue exclusive de Den-en-Cho-fu et au port de Yokohama, mais ceux-ci constituent la promenade dominicale par défaut. La compagnie a également développé un petit parc d’attraction, « Kodomonokuni », desservi par un embranchement spécial. D'autres réseaux privés desservent des sites touristiques d'importance, comme Hakone ou Nikko. Elles font rouler des trains hauts de gamme qui rendent l'excursion très agréable.
Pour des courses plus élaborées ou une sortie au cinéma, on se rend à Shibuya, le terminus des deux lignes principales à Tokyo. A la sortie du train, on arrive alors directement dans le grand-magasin Tokyu qui est le choix le plus simple pour les courses. Shibuya est aussi un lieu de la vie nocturne, avec ses bars, ses boîtes de nuit, et sa fameuse « colline aux love hotels ». La ville moderne de Tokyo s'est développée autour de ces gares : Ueno, Shinjuku, Ikebukuro et Shibuya sont autant de centres villes qui n'ont rien à envier aux plus grandes métropoles.
L'urbanisme basé autour du train a beaucoup d'avantages : il n'est pas nécessaire d'avoir une voiture, et même en banlieue, les environs des gares sont de joyeuses zones commerçantes animées dont le développement a été favorisé par la compagnie. Le transport est sûr, rapide, climatisé et bon marché vers l'ensemble du réseau. Ce mode de vie sans voiture est aussi écologique, et sain. A l'heure où le gouvernement parle de villes nouvelles en région parisienne, ces banlieues ferroviaires et leur construction privée pourraient elles servir d'exemple?
Vous pouvez continuer votre lecture en partant à la campagne cueillir des pouces de bambou.
Tarifs et temps de parcours des train :
  • Shibuya – Yokohama : Y260 (1.65 Euro), 30 minutes, 24.2 km
  • Shibuya – Jiyugaoka : Y150 (0.93 Euro), 11 minutes, 7km
  • Shibuya – Chuo-Rinkan: Y320 (2 Euro), 38 minutes, 31.5 km
  • Kamata – Gotanda: Y190 (1.18 Euro), 23 minutes, 10.1 km
  • Kamata – Tamagawa: Y150 (0.93 Euro), 10 minutes, 5.6 km
  • Oimachi, Futago-tamagawa : Y190 (1.18 Euro), 22 minutes, 10.4 km
  • Meguro – Musashikosugi : Y190 (1.18Euro), 19 minutes, 9.1 km
  • Sangenjaya – Shimotakaido : Y140 (0.87 Euro), 17 minutes, 5 km (tramway)

Lignes en interconnection directe:
  • Ligne de métro Hibiya depuis la gare de Naka-Meguro sur la ligne Toyoko ;
  • Ligne de métro Nanboku depuis la gare de Meguro sur la ligne Meguro ;
  • Ligne de métro Mita depuis la gare de Meguro sur la ligne Meguro ;
  • Ligne de métro Hanzomon depuis la gare de Shibuya sur la ligne Denentoshi;
  • Ligne de métro Minatomirai à Yokohama depuis la gare de Yokohama.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Excellent article, je prends d'ailleurs la ligne den-en-toshi presque tous les jours depuis Sangenjaya ou je reside afin de me rendre a KEIO.

GATTACA a dit…

Très bon article. Je te suggère de l'envoyer à Borloo. Peut être pourra-t-il s'en inspirer pour son grenel.

Dr Chewbacca a dit…

Article très intéressant. J'ai été frappé de voir à quel point l'activité était concentrée autour des gares à Tokyo ; voici donc l'explication.

Petite question concernant "la ville nouvelle la plus importante du Japon, la « Tama Den-en Toshi »" : s'agit-il de la "nouvelle Tama" dont il est question dans le film Pompoko des studios Ghibli ?

Anonyme a dit…

Je plussoie, article bien écrit et documenté. Pour ceux que ça intéresse, il existe un livre de Natacha Aveline sur le sujet (cf. http://www.japonline.com/jfra/eterv/aveline.asp).

U a dit…

Dr Chewbacca, je pense que la ville de "Nouvelle Tama" fait effectivement référence à la ville nouvelle sur la ligne Tokyu. L'époque coïncide, le nom est le même, et cette opération est de toute façon unique au Japon.

Romain, merci pour le lien qui comprend une conversation intéressante avec l'auteur.