Il y a un peu plus de cinq ans, j'étais salarié d'une entreprise japonaise, et j'habitais dans un appartement de la banlieue de Tokyo (東京). Je retrouvais certains soirs un petit groupe d'amis français aussi installés dans le pays. Nous étions jeunes, joyeux et de bonne volonté: nous souhaitions vraiment nous intégrer dans un pays passionnant et agréable à vivre. Pourtant, nous sommes rentrés plus tôt que prévu en Europe. De passage le mois dernier, j'ai diné à Ginza (銀座) avec le dernier encore présent. Il m'a annoncé qu'il revenait en France à la fin de l'été. Nous sommes donc maintenant tous partis du Japon, et voici pourquoi.
Pour certains, le pays n'était de toute façon qu'une escale souhaitée la plus courte possible. Tokyo comprend en particulier une large communauté de banquiers français spécialistes des produits dérivés, une branche élaborée de la finance que les établissements japonais pratiquent peu. La ville fait partie du parcours initiatique de la profession et n'a pas bonne réputation: Tokyo a moins de charme au premier abord que Paris ou New-York. Et sans parler japonais, les financiers restent confiné à la communauté anglo-saxonne centrée autour de Roppongi (六本木), avec ses magasins, ses restaurants et ses bars. Au travail, leur seul contact avec les locaux est la secrétaire japonaise qui a préparé le visa, trouvé leur appartement, et leur réserve parfois un taxi. C'est un petit monde dans lequel on étouffe vite, et les frustration se changent souvent en mépris pour le pays d'accueil.
Notre groupe comportait quelques banquiers. Toutefois, la plupart d'entre nous avions appris le japonais durant nos études, et étions volontairement venu au Japon comme expatriés ou chercheurs. Nous avons tous aimé la vie de jeune adulte à Tokyo: la ville est sûre, propre, et encore vivante même un dimanche vers 21 heures, les soirées en Izakayas (居酒屋), ces pubs japonais qui offrent une cuisine de bar variée bien arrosée à prix modiques, sont toujours sympathiques. Akihabara (秋葉原), le quartier de l'électronique, dispose des derniers modèles d'appareil photo à prix intéressants. Une grosse heure de train de banlieue vous amène dans des vallées de montagne reculées, au bord de la mer, ou dans un onsen (温泉). Tokyo est aussi une des premières étapes de toutes les tournées culturelles et musicales mondiales. Souvent, l'intégration dans la vie de son quartier se passe bien: j'avais raconté dans un récit précédent comment un voisin m'avait emmené chasser les pousses de bambous, et la plupart avaient des anecdotes similaires.
Nos journées en semaine étaient souvent plus difficiles. Les chercheurs n'étaient pas les plus à plaindre: le travail est souvent en anglais, et les sciences nécessitent moins d'interactions avec les collègues. Les postes d'enseignants semblent aussi poser moins de difficulté d'intégration. Toutefois, mes amis scientifiques avaient un statut précaire, et aucune possibilité d'évoluer vers l'encadrement, strictement réservés aux japonais. Ils s'en sont lassés de cela à un moment: après 5 ou 10 ans, la plupart ont préféré revenir dans des laboratoires ou des entreprises occidentales, souvent pour un poste de responsabilité.
Les expatriés évoluaient dans le monde des gaishikeis (外資系), les filiales d'entreprises internationales au Japon. Les employés y sont japonais, avec souvent quelques postes de responsabilité occupés par des occidentaux de la maison mère. Ces derniers ont souvent un contrôle très relatif de ce qui se passe dans leur entreprise, les japonais estiment, parfois à juste titre, qu'ils connaissent mieux le marché local, et n'ont souvent pas envie d'investir dans une relation avec ces dirigeants qui de toute façon repartiront au bout de deux ou trois ans. Jeunes cadres et ingénieurs, nous étions intégrés à des équipes principalement locales. Le travail à l'étranger n'est jamais facile, et nous ne parlions pas tous un japonais parfait. Néanmoins, nous passions la majorité de notre temps à gérer le choc culturel. Il fallait déployer une énergie incroyable pour ne pas être mis de côté, et n'importe quelle discussion devenait interminable. Les collègues occidentaux ayant étudié dans les universités japonaises et parfaitement bilingues étaient souvent confrontés au mêmes difficultés, la barrière n'était donc pas seulement due à la langue. La tension était souvent palpable dès l'arrivée au bureau le matin. Nous avions parfois le soutien des cadres dirigeants de l'entreprise, mais celui-ci est à double tranchant: il n'est jamais bon d'être le « fayot » de service. Et ce soutien n'est pas éternel. Le scénario classique est le suivant: un grand groupe envoie un dirigeant brillant au Japon pour transformer et mieux contrôler la filiale japonaise. Mais après deux ou trois ans de succès mitigés, ce dernier rentrera au pays, et on, laissera les japonais gérer leurs affaires eux-même. Dès que le dirigeant occidental aura mis le pied dans l'avion pour retourner au pays, les règlements de compte commenceront.
Jeunes hommes blancs pour la plupart, nous étions pour la première fois confrontés à des remarques racistes. Que celles ci viennent d'hommes âgés, souvent alcooliques, ne surprenait pas. Mais un nombre important de jeunes collègues ouverts et cultivés, ayant souvent étudié à l'étranger, avaient des réflexions similaires dès qu'ils avaient bu quelques verres, notamment le fameux « yappari Nihon ha ichiban やっぱり日本は一番» soit « le Japon est vraiment le premier ». Tout ceci est enrichissant, mais aussi très fatigant. Il vient aussi un moment où l'on souhaite progresser dans sa carrière, et il faut pour cela exercer son métier et développer ses compétences, pas passer son temps à négocier avec ses collègues japonais, et gérer le fossé culturel. Quand un chasseur de tête ou un ancien collègue resté en France appelle pour proposer une opportunité eu Europe, la décision de rentrer est souvent évidente, même si c'est toujours avec un petit pincement au cœur que l'on abandonne une vie quotidienne sympathique.
Les difficultés professionnelles sont sans doute au cœur des départs. Toutefois, même avec un bon travail, fonder une famille au Japon peut être effrayant pour ceux qui ne disposent pas de moyens financiers importants, C'est en particulier le cas de ceux qui ont un contrat de travail local sans avantages particuliers, qui devient la rêgle dès que l'on souhaite s'installer sur place: on ne peut être expatrié à vie. On pourra souhaiter que ses enfants aient une éducation française, mais le lycée qui offre cet enseignement est très onéreux. Si l'on accepte qu'ils fréquentent le système japonais, on aura souvent peur des histoires de violence scolaires (ijime - いじめ), y compris dans certains établissements du centre de Tokyo. De nombreux parents japonais préfèrent pour cela le privé. Et on peut aussi hésiter à faire subir à ses enfants les trois années de lycée qui sont peut-être plus intenses que les classes préparatoires françaises, et un passage obligé pour les enfants, et les parents, ambitieux. La retraite inquiète aussi: on cotise à la retraite publique dont on sent qu'elle est, avec la démographie en berne, à fond perdu. Il faudra donc penser à une retraite privée. Et si l'on investit dans une résidence principale, elle ne vaudra souvent plus rien, et sera même peut-être dangereuse 30 ans après: le bien ne pourra donc être revendu ou loué pour constituer un complément de revenu. Nous avons tous bien senti que notre vie éventuelle de parent et de retraité au Japon serait beaucoup moins agréable que la condition de jeune célibataire pour laquelle Tokyo est un paradis. Cela serait d'autant plus vrai que notre carrière stagnerait, ce qui nous semblait probable.
Il existe d'autres parcours au Japon: en particulier, de nombreux français et surtout anglo-saxons vivent de « petits boulots », le plus connu étant sans doute professeur de conversation. Ces derniers se contentent d'une existence de banlieusard peu fortuné, plus agréable au moins au début sur certains plans à Tokyo qu'en France. D'autres ont monté leur petite entreprise, et sont arrivés à se créer une petite situation. Mais malgré quelques exceptions, les exemples d'intégration réussies sont très rares, et nécessitent de sortir des sentiers battus. Parmi la quinzaine de membres de mon groupes d'amis, tout le monde est reparti. Peut-être avons nous préféré quitter le Japon "en bons termes" plutôt que nous contraindre à un séjour difficile qui nous aurait certainement rendu aigri envers notre pays d'accueil.
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