dimanche 20 avril 2008

Cadre étranger au Japon: la suite

La plupart des récits sur les forums d'internet se concentrent sur les détails pratiques pour venir au Japon, tels que la demande de visa. Il est aussi beaucoup question des postes accessibles aux étrangers, tels que professeur de conversation française. Les cadres expatriés ont une arrivée plus confortable dans le pays. Leurs entreprises s'occupent des petits détails, et un appartement les attend dans le centre de Tokyo. Ils ont évidemment un poste tout prêt dans la filiale japonaise de leur groupe. Cela ne veut pas dire que l'expérience soit facile, et le Japon peut être un tueur de carrière, spécialement pour les cadres brillants en Europe. Après l'article du mois dernier, le plus lu du site, je présente ici quelques leçons supplémentaires que j'ai tirées de mon expérience au Japon.
Leçon 6 : Appuyez vous sur vos connaissances
Une fois au Japon, vous perdrez sans doute certains de vos points forts. Si vous êtes un orateur convaincant, cela ne vous servira à rien là-bas, car votre talent ne passera pas la traduction. Les japonais préfèrent souvent les détails aux théories brillantes. Votre réseau tissé avec patience en Europe ne vous servira plus à rien. Vous pouvez être un excellent chef d’équipe, très efficace pour motiver vos collaborateurs, mais cela ne passera pas forcément la barrière de la langue. Un des seuls leviers qui vous reste au Japon est votre expertise. Un programme informatique bien conçu reste bien conçu dans toutes les langues. Un plan projet complet reste un plan projet complet. Les calculs d'efforts pour des pièces mécaniques sont les mêmes partout dans le monde. Un cuisinier talentueux est apprécié dans n'importe quel pays. J'ai souvent vu que les japonais respectaient beaucoup plus les compétences techniques que les compétences managériales, certes très importantes, mais beaucoup plus vagues et difficiles à définir. Si votre travail au Japon vous permet de mettre en valeur votre expertise technique, ce sera une base solide sur laquelle vous pourrez construire votre réputation.
Leçon 7 : Oubliez les concepts et l'abstraction
Les managers occidentaux les plus brillants, ou se voulant les plus brillants, adorent les concepts et les raisonnements abstraits. Les « business schools » et les consultants inventent chaque année de nouvelles idées pour résoudre les problèmes des entreprises. La communication de ces théories est souvent très élaborée, car les organisations qui les produisent doivent justifier de leurs coûts élevés. Des heures de réunion peuvent être perdues quand deux cadres rivaux se battent pour leur idée préférée. Les sceptiques pensent que la plupart de ces concepts sont inutiles ou mêmes dangereux, et que les autres se résument en général à une phrase de deux lignes quand on enlève l’enrobage. Quelle que soit votre opinion sur ces sujets, vous aurez probablement beaucoup de mal à utiliser vos concepts favoris au Japon, comme ils ne sont pas forcément connus ici. Vos collaborateurs, clients et fournisseurs japonais seront probablement très sceptiques au sujet des raisonnements abstraits. Je pense personnellement qu’il y a des raisons culturelles profondes pour cela, mais ce n’est pas le sujet ici. Vous serez en tout cas obligé d’expliquer votre idée favorite dans le détail, et jusqu’à ce qu’elle se traduise par des impacts concrets pour votre entreprise : amélioration de la productivité, des ventes, meilleure qualité ou réduction des coûts. Sur chacun de ces sujets, vous pourrez ensuite discuter efficacement avec vos interlocuteurs japonais. Quand vous reviendrez en Europe, vous souhaiterez peut-être garder cette méthode de travail, qui est en fait très efficace.
Leçon 8: Ne jouez pas avec la vérité
De nombreux cadres, sans parler des hommes politiques, sont tentés de légèrement transformer les faits en leur faveur. Cela peut être pour de bonnes raisons : rendre un bon dossier encore plus attractif peut aider à le faire adopter plus rapidement. Cacher les difficultés d'un changement nécessaire peut aider à le faire accepter, pour le bénéfice à long terme des employés « trompés ». Au Japon, le cycle de décision sera très long, et vos propositions seront décortiqués dans le détail par vos collègues et partenaires. Vous pourriez vous retrouver dans une situation très délicate à devoir expliquer les points sur lesquels vous avez légèrement maquillés les chiffres. Au pire, vous perdrez votre crédibilité, et les bonnes relations que vous aviez commencé à construire. En étant complètement honnête et transparent, vous établirez de la confiance avec vos collègues. Vous serez aussi mieux préparer à compenser les risques identifiés dans votre plan. Un exemple est la délocalisation ou l'externalisation de certaines de vos activités : la réduction des coûts est attirante, mais êtes vous sûr que la qualité restera constante et que l'expérience de vos employés ne sera pas perdue ? Avez-vous pris en compte le coût des licenciements nécessaires, et de la baisse de morale des employés qui resteront ? Etes vous sûr que votre plan en vaut vraiment la peine ? Peut-être serait-il préférable de commencer sur une petite échelle, et de grandir par la suite si tout se passe bien.
Leçon 9 : N’ayez pas peur des négociations souterraines
La théorie veut que les grandes réunions sont celles où se prennent les décisions les plus importantes. Tous les responsables sont en effet présent, et un débat animé peut avoir lieu. A la fin, une des opinions présentée ou un compromis est choisi comme la décision de l’entreprise. Cette décision est probablement en contradiction avec les opinions de certaines des personnes concernées. Cela veut dire que l'entreprise pense que ces personnes ont tort, ou que leurs inquiétudes ne sont pas prioritaires. C'est la vie quotidienne des affaires dans les pays de culture anglo-saxonne, mais dans beaucoup d'autres pays, cela peut être une humiliation publique, et les différentes opinions exprimées peuvent aussi être vues comme un manque d'harmonie et d'esprit d'équipe. Il y a évidemment des opinions très différentes dans les entreprises japonaises comme partout ailleurs. Les japonais pensent toutefois que cela vaut la peine d'arriver à un consensus avant la grande réunion sur le sujet en conduisant une série de discussions informelles avec toutes les personnes concernées pour arriver au meilleur consensus possible pour l'entreprise. En faisant cela, tout le monde sauve la face, et l'harmonie du groupe est conservée. Cela a évidemment un coût, puisque les longues discussions prennent beaucoup de temps. Toutefois, il n'y a pas vraiment d’alternative : si vous ne prenez pas le temps de construire le consensus, vous exprimerez votre opinion directement, et les japonais vous diront ‘oui’, plus pour exprimer le fait qu'ils aient compris que pour signifier leur accord. Ils ne réaliseront pas forcément sur le moment que la décision a été prise. Quand ils s'en apercevront, ils mettront tout en œuvre pour annuler la décision ou la vider de sa substance. J’ai connu un exemple où une entreprise avait fixé une limite (par exemple 1M€) au dessus de laquelle tous les projets devaient être approuvés, dans le but de contrôler les dépenses. La plupart des cadres japonais, qui ne comprenaient pas le contexte, ont tout simplement divisé leurs projets en paquets de 990K€ pour continuer à travailler comme avant.
Pour terminer cette courte série sur le Japon, je souhaiterais vous indiquer un livre intéressant sur la reprise de Nissan par Renault, et comment son président Carlos Gohn l'a implémentée. Si Nissan et Renault ont connu quelques difficultés récemment, il s'agit d'un des redressements les plus spectaculaires des vingt dernières années. Rétrospectivement, j'aurais dû offrir le livre à certains de mes supérieurs lors de mon séjour au Japon.
Turnaround: How Carlos Gohn rescued Nissan, de David Magee. Edited by Collins, ISBN 978-0060514853
Vous pouvez continuer votre lecture par cet article sur des prix très compétitifs au Japon.
Note: Les clichés illustrant ces articles ont été choisi uniquement pour leur esthétique. Je n'ai travaillé dans aucun des immeubles figurant sur ces clichés et les conseils donnés dans l'article ne sont donc pas basés sur des sociétés domiciliées dans ces immeubles.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour, je suis ingénieur d'études en région parisienne. Ayant toujours été intéressé par le Japon et sa culture, j'ai réalisé comme un rêve d'enfance en foulant le sol nippon au mois de mai 2008. Depuis mon retour, j'ai sérieusement réfléchi à l'orientation de ma carrière professionnelle, et j'en suis venu à la conclusion que j'aimerais vraiment tenter une expérience professionnelle au Japon. Ainsi, je me permets de vous demander quelques conseils quant à la recherche d'opportunités nippones. J'ai 3 ans et demi d'expérience, parle l'anglais (815 au TOEIC), et "un peu" le japonais.

U a dit…

je pense que vous devriez consulter les nombreux forums existant sur le Japon sur Internet (une liste existe sur cet article). Ils parlent tous du sujet.

En tant que diplômé bac+5, vous n'aurez aucune difficulté à obtenir un visa. Par contre, il vous faudra trouver un travail, et ce n'est pas facile. Vous avez à mon avis deux possibilités:
- partir au Japon pour étudier le Japonais (environ 1 an probablement), et ensuite chercher du travail sur place, ce qui nécessite un bon niveau de japonais. C'est une grosse rupture, et certainement un risque, puisqu'il n'est pas sûr que le Japon vous plaise à long terme.
- vous faire embaucher par une entreprise occidentale qui a aussi des activités au Japon, et faire en sorte d'être envoyé au Japon à un moment dans votre carrière (peut-être après 3, 5 ou 10 ans). Dans cette stratégie, il sera de bon ton que vous parliez un peu japonais, puisque cela sera peut-être l'élément qui fera pencher la balance en votre faveur quand on décidera de l'attribution du poste au Japon.

Pour conclure, j'ai constaté que plus les tâches sont techniques, plus il est facile de s'intégrer et d'être envoyé au Japon. Il y a sans doute plus d'opportunité chez les éditeurs de logiciel que chez les consultants ou les commerciaux.

Anonyme a dit…

Bonsoir, merci pour votre rapide réponse !

J'avoue que la première solution, assez radicale est assez...radicale, je pense que je pencherais plutôt pour la seconde.
Reste à trouver une entreprise "occidentale" implantée là-bas. J'ai entendu dire que certaines SSII en France envoient des consultants au Japon.
Sinon, après une petite recherche internet, j'avais une question :
Lorsqu'une offre de poste stipule qu'un "native English speaker" est requis, cela signifie-t-il que ce facteur est "bloquant" ?
J'utilise l'anglais au travail avec nos clients néerlandais, mais je suis quand même loin du niveau de "native speaker". En revanche, je parle un minimum japonais (étudié durant trois années au lycée, et je m'y suis remis sérieusement il y a quelques mois). A compétences égales, les Japonais préféreront un "native speaker" anglais qui ne parle pas japonais (mais qui pourra l'apprendre sur place) ou un profil comme le mien ?
Cependant, le plus gros problème subsiste...la lecture / écriture des kanjis...j'en connais(sais) peut-être 150 / 200, mais c'est assez loin des 1945 préconisés...

U a dit…

je pense que quand l'on mentionne "native speaker", cela veut dire être capable de tenir une conversation au téléphone avec des indiens sur Skype, ou de participer à une réunion entre écossais et américains, et ne pas être handicappé par la langue. L'accent n'est pas grave, il s'agit surtout d'être à l'aise dans la langue. Mon expérience est que ceux qui n'ont pas travaillé à l'étranger ont des difficultés avec cela, et les entreprises en sont conscientes.

Un niveau de japonais de l'ordre du niveau 3 (350 kanjis) ne sert presque à rien en entreprise. Ce n'est pas suffisant pour participer à une réunion, ou, ce qui est le pire, déchiffrer un powerpoint imprimé (au moins, pour la version digitale, on peut s'aider d'un traducteurs automatique).

Si vous souhaitez travailler dans le domaine de l'informatique au Japon, je recommande vraiment de vous faire embaucher par un éditeur de logiciel (SAP par exemple, ou Dassault Systems) comme consultant expert. Pour des postes très pointus, le japonais n'est pas toujours exigé.

Anonyme a dit…

Bravo pour ce blog!

"ont tout simplement divisé leurs projets en paquets de 990K€ pour continuer à travailler comme avant."

J'ai connu ca chez Nissan :)